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Yasmina Taerea, un autre regard sur le sans-abrisme en Polynésie

Article publié pour Femmes de Polynésie, le 6 novembre 2023.



Yasmina Taerea est socio-anthropologue, et l’actuelle directrice de la formation au centre de gestion et de formation de Polynésie française. Entre septembre 2020 et décembre 2021, elle réalise pour la Maison des Sciences de l’Homme du Pacifique (MSH-P) une formidable étude sur le phénomène d’errance en Polynésie. Découverte édifiante avec Femmes de Polynésie, sur le visage social et insoupçonné de la rue.

 

Mobilité inter-archipel et intrafamiliale

 

Regard clair, sourire lumineux, voix cristalline, c’est ainsi que Yasmina aborde les personnes en situation d’errance, c’est ainsi qu’elle nous raconte son étude sociologique sur le sans-abrisme. 

 

« Il existe beaucoup de migrations entre les îles et Tahiti, liées à la recherche d’un emploi, au suivi d’études supérieures et à l’accès aux soins. »



 En Polynésie, les sans-abri disposent de plusieurs possibilités d’hébergement, qui représentent leurs liens familiaux plus ou moins proches. Mais l’accueil des feti’i (1) finit par s’épuiser dans le temps. Si aucune solution pérenne n’est trouvée, celui qui a choisi de quitter les îles migre vers la rue.

 

Des centaines (2) de sans-abri peuplent le bitume. La moyenne est fluctuante, car les SDF vont et viennent entre leurs domiciles et la rue, où ils restent de quelques jours à plusieurs années.

 

« Le phénomène n’est pas récent. La rue est depuis toujours un refuge contre les violences, l’alcoolisme, et les viols qui peuvent survenir dans les familles. »

 

En recherchant l’abri dans la rue, ces personnes deviennent des sans-abri. Issues des îles ou de Tahiti, elles fuient les conflits, la violence, ou partent pour ne pas déranger. Le foyer peut aussi les exclure après une séparation conjugale (3), ou une sortie de prison. 

 

«  La rue est un lieu d’extrême exclusion, où personne ne souhaite vivre. Mais c’est aussi un espace de régulation. »

 

En Polynésie, les liens familiaux sont maintenus, même dans la rue, alors qu’en France il y a désaffiliation (4).

 

« La rue apparaît comme une deuxième famille, avec des obligations moins fortes que celles existant au sein de la famille biologique. »

 

Alors pour certains, la rue devient un choix, et parfois une addiction. Une minorité d’entre eux, même réinsérée socialement, continue à retrouver les copains de galère le temps d’un week-end.


 

Autres facteurs prédisposants

 

80% des SDF sont des enfants fa’a’amu (5). De l’enfance à l’âge adulte, ils migrent d’habitation en habitation, ou vers des foyers de l’enfance : l’errance s’inscrit ainsi dans leur trajectoire de vie. Au décès des personnes qui l’ont recueilli – souvent les grands-parents – certaines familles poussent l’enfant fa’a’amu à partir, car désormais il représente un obstacle au partage des terres familiales. C’est alors la rue qui l’accueille.

 

Quand un membre d’une famille est atteint de troubles psychiatriques, pour éviter le drame, la violence par désarroi, parfois on lui ouvre la porte vers la rue. Certains malades de l’esprit marchent longtemps en bord de route, notamment dans les îles, et évacuent ainsi leurs tensions internes, telle une thérapie6.

 

La désobéissance d’un adolescent peut pousser ses parents à le mettre temporairement à la porte. Ou lui-même peut fuir en cas de violences familiales. Sa présence dans la rue révèle, aux yeux de tous, le dysfonctionnement privé, qui sera souvent transitoire pour éviter la honte sociale.

 

Autre facteur prédisposant : les difficultés d’accès à l’habitat, et les logements sociaux. Par leur exiguïté, ils favorisent conflits et violences, et peuvent plus facilement mener l’un des leurs à la rue.

 

Survivre dans la rue

 

« Vivre au quotidien dans la rue est une mise à l’épreuve, et des stratégies de survie sont développées. »

 

Les sans-abri se réunissent en groupe ; à plusieurs ils sont plus forts que tout seul. La ville change de visage au fil de la journée, et diffère entre la semaine et le week-end. Des contrats implicites existent avec certains commerçants, concernant les droits d’usage du trottoir face à leur devanture.

 

Le fatu (7), le « premier arrivé », devient le chef d’un espace soigneusement choisi. Il exerce un droit d’usage comme s’il était propriétaire des lieux, et établit des règles dans le squat, à savoir le partage, le respect, et l’interdiction de vols au sein du groupe. Chacun survit avec les moyens dont il dispose : mendicité, prostitution, travail au noir, aide des centres d’accueil, ou services rendus aux feti’i.

 

Toute une population hétéroclite habite ainsi la rue, hommes ou femmes, mineurs, adultes ou personnes âgées. En amont s’esquissent les violences intrafamiliales, qui touchent 53 % des foyers polynésiens. Il est sûrement temps de se remettre en question, et de changer les pratiques pour accueillir ces personnes. Leur rêve est celui de tous : un besoin vif de liberté. 











Notes :

 

1. Famille, ou liens de parenté élargis

2. En 2019, on compte 345 sans-abri. En 2023, ils sont 582

3. Après la séparation d’un couple, les mineurs peuvent être mis en circulation au sein de la famille étendue, ou être poussés à la rue une fois adultes

4. Cesser de faire partie d’une association ou d’un groupement

5. Pratique traditionnelle d’adoption en Polynésie

6. La prise en charge psychiatrique de ces personnes est déficiente ; si leur présence à la rue est tolérée, c’est avant tout parce que la famille veille sur eux

7. Première personne qui occupe un lieu

 

Texte et photos : Doris Ramseyer et Yasmina Taerea, pour Femmes de Polynésie




Le rapport d'étude :

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